El Pichon

Lundi 15 Août 2022

Au bar El Pichon (*), il y a un gros pigeon dans une toute petite cage. Celle-ci est si petite que l'oiseau tourne en rond. Le bar fait face à la placette rechaulée à chaque printemps à grands coups de brosse. Des petits barreaux parallèles qui se rejoignent au sommet : c'est le royaume d'el Pichon. Pour la voir, il faut lever les yeux : une courte ficelle retient la cage verte au plafond, elle est toujours dans l'ombre, sauf les jours de grand nettoyage, quand le patron ouvre les deux battants de la porte.
Pas de trains à prendre ni de bateaux à manquer. El Pichon voyage dans sa tête. Ses rêves sont nourris des récits des voyageurs de passage. Nombreux sont les fils du village partis aux antipodes, un jour où la misère suait plus qu'à l'ordinaire sur les paillasses. Pour les retrouvailles, Pedro sert du malaga pour délier les langues. De l'Asie, El pichon connaît les musiques, les rizières prises de houle, le soleil blanc qui fait mûrir les mangues. Il n'ignore rien de l'Afrique : ses lacs, ses trains, ses villes poussière. Il a un faible pour la rudesse joyeuse des peuples des sommets tibétains. Il sait qu'en Alaska, le froid est en hiver aussi mordant que les nuées de moustiques en été. S'il vous parlait de la Patagonie, il vous raconterait la légende du Grand Patagon, il a sa petite idée là-dessus.
L'oiseau se repaît de ces témoignages. Celui d'Ulmos par exemple, le fils de Rosita. A la nouvelle de son retour, et la grand-mère avait dit sous cape en regardant les jeunes filles de la maison : « tiens, l'hiver est fini ». Le beau gaillard avait abattu des arbres en Guinée, des fûts immenses qu'il fallait acheminer vers la côte. Sur le corps d'Ulmos, des cicatrices racontaient la morsure des sangsues. Au visage, une autre, que le jeune homme préférait taire. Du fond de sa cage verte, El Pichon ne perd pas le fil de ces récits. Sa tête de pigeon a ordonné des pages entières de bagarres, de vérités toutes crues et de mensonges de la même matière. De ces récits, il pourrait faire des atlas épais comme des édredons, retracer des épopées tordues comme le liseron.

Mais aujourd'hui, El Pichon se sent le coeur vaquant. Comme un moulin inutile, il broie du vide. Les rêves et les plumes ternissent. El Pichon rêve de grand air. Ce matin, il a tenté de déployer ses ailes à travers les barreaux verts. Il s'est immobilisé, les ailes ballantes. Parce qu'aujourd'hui, il sait que toute la beauté du monde se trouve à deux pas, dans la fraîcheur de l'eau de la fontaine et la douceur de l'aube qui surprend chaque jour le jasmin. Le miroir que Pedro a accroché la veille derrière le comptoir, lui a montré la place lumineuse et vivante. Mais en lui dévoilant la simplicité du mécanisme qui ferme la cage, le même miroir l'invite à déverrouiller sa prison et quitter enfin son théâtre d'ombre. Un coup de bec, et l'oiseau roucoule bientôt au sommet de la fontaine. MF

(*). Le bar « El Pichon », et le pigeon dans sa cage minuscule ont existé dans les années 80-90 dans le village de Monda, Andalousie. Le patron s'appelait effectivement Pedro.

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