Textes - Le poète / Choses de personne

Vendredi 30 Juin 2023

Le poète

Quand le poète soulève la paupière du monde, il le voit tout entier. Il touche le ciel et soutient sa condition d'humain dans la boue. Quand il écrit, ses points sont des étoiles, ses « a » des trous noirs, ses « r » des félins bleus. Il rêve grand, dans un petit costume. La pie qu'il voit voler dans son jardin est la même que le peintre japonais devine le matin au-dessus du prunier. Il est l'écorce de l'arbre et la chouette qui s'y camoufle. Traversé par des "morceaux de langage inexpliqués", il ouvre les bouches éteintes et souffle sur les braises des mondes morts. Porte-voix de l'invisible, il lit entre les lignes et connaît les alphabets de l'ombre. Il habite le doute et ouvre sa porte quand le mystère frappe. Il entend les oiseaux qui se taisent - Les entendez-vous ? Dans un petit costume où l'âme cogne, il rêve grand. Inconsolable. M

Choses de personne

Ma toile ne manque pas de sel. Quelques-uns de mes aïeux tissaient la toile de lin ou de chanvre à Locronan (1). On peut supposer que cette toile dont on faisait des voiles a navigué. J'aime à penser que mon sang est mêlé à ces eaux sillonnées par des thons frétillants, des cohortes de cabillauds longs comme le bras, costauds comme des marmules, et, la gueule ouverte, voués au sel. Cette toile servait peut-être aussi à fabriquer des hamacs, sans doute moins destinés à la sieste qu'aux nuits frugales au fond des cales où se tissaient les haines, les amitiés et les mutineries. De tout cela, nous savons peu : les ponts ont été mille fois lavés, les bordés blanchis comme des os. Qui ou quoi peut garder mémoire de ces vies ? Les flots savent dissoudre les destins, océaniser les états d'âme. Puisque nous évoquons le lin et la toile, parlons peinture. « S'il n'y avait qu'une vérité, une seule toile suffirait », disait Picasso. Tout le monde peut donc jouer sa partition. Bonne nouvelle. Et c'est toujours au petit bonheur la chance que l'on cherche. On ne sait pas quoi exactement, mais on veut donner forme à quelque chose. En tâtonnant, toujours, et sans garantie de résultat. Avec un peu de peinture, on se prête au jeu, et la vie nous propose de voir avec ses yeux. L'interprétation sera toujours provisoire car elle ne vaut que pour l'instant, le temps d'un regard, le temps de quelques battements de cils et de cœur. C'est ainsi que s'amuse la vie quand on lui prête des couleurs. Elle fait parfois surgir des mondes qui semblent dater du proto-langage, qui nous rassurent ou nous effraient, à la mesure de notre courage à assumer nos ombres. La toile, c'est aussi l'ouvrage sur le métier. A vous de croiser et de recroiser les fils, des milliers de fois, et solidement si vous voulez que ça tienne. Un travail de sédentaire impitoyable qui lassera vite les âmes nomades. Celles-ci seront d'accord avec le poète qui a écrit cette épitaphe : « prendre l'air était son métier ». Cette phrase a toujours eu sur moi un effet libérateur. Prendre l'air, humer le vent, considérer les choses de rien comme les plus précieuses - on les appelle aussi res nullius, ces choses de personne) sont donc plus que de simples options : un travail à plein temps. Mettez la toile, et plutôt deux fois qu'une, je m'en vais traverser les sept mers. Et je reviens. Peut-être. M

(1) En ré-escaladant mon arbre généalogique, j'appris il y a peu, grâce à l'apport récent d'un cousin, mes liens de parenté, ignorés jusqu'alors, avec un Résistant journaliste inhumé à Douarnenez. Depuis, je comprends mieux mon appétence pour le kouign aman, que concurrencent celle pour le gâteau breton, les crêpes du pays glazik, et enfin le kig-ha-farz - ne m'en veuillez pas, j'ai un un quart de sang léonard. Personne n'est parfait.

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